Laïcité et signes religieux
Près de deux mois après son entrée en vigueur, la loi sur la laïcité, improprement (mais communément) appelée « loi sur le voile (ou le foulard) islamique », continue de faire des remous. Ceux-ci se traduisent par les premiers passages en conseil de discipline d’élèves récalcitrantes. Ils viennent aussi de se traduire, au Forum altermondialiste de Londres, par des discours d’une surprenante virulence, dénonçant cette loi qualifiée de « raciste et islamophobe » (Le Monde du 20 octobre). Il appartient donc aux partisans de la laïcité de répondre, sans aucun esprit de polémique, à de telles accusations, qui, si elles étaient fondées, seraient graves – d’autant que le racisme n’est pas une opinion, mais un délit, que la législation française réprime à juste titre.
Commençons donc par rappeler une évidence : même si elle était « islamophobe » (ce qui n’est pas le cas, mais n’anticipons pas), la loi en question ne serait pas pour autant « raciste », pour la raison très simple que l’Islam n’est pas une race, mais une religion, qui rassemble une vaste communauté de croyants appartenant à toutes les races – si tant est que ce mot, s’agissant d’êtres humains, ait un sens. Comme chacun sait, il y a, parmi les Musulmans, des Africains, des Asiatiques, des Américains et des Européens, il y a donc des « Noirs », des « Jaunes » et des « Blancs » – les Arabes appartenant d’ailleurs à cette dernière catégorie. Bref, aucune « race », aucun peuple, aucune ethnie n’en a le monopole : l’Islam est, au même titre que le Christianisme, une religion à vocation universelle, et ses éventuels détracteurs ne sont pas plus « racistes » que ne le sont ceux du Christianisme ou de toute autre religion. Cela devrait aller sans dire, mais va encore mieux en le disant.
Passons maintenant à l’autre accusation : celle d’islamophobie. La loi interdisant les signes religieux à l’école publique est-elle « islamophobe » ? Il faut ici rappeler et préciser en quoi consiste la laïcité, sur le plan scolaire qui seul est ici en cause. La laïcité ne consiste nullement à s’opposer aux religions en général et à la religion musulmane en particulier : toutes sont respectables, à condition, bien évidemment, qu’elles-mêmes respectent aussi bien les autres religions que l’athéisme ou la libre pensée. Elle consiste, tout simplement, à considérer qu’il existe deux domaines, ou deux ordres, non pas antagonistes, mais entièrement distincts : d’une part le domaine du savoir, fondé sur la démonstration rationnelle, d’autre part celui du croire, fondé sur la notion de révélation divine ; ces deux domaines peuvent coexister dans la société, et il arrive assez fréquemment qu’ils coexistent chez un même individu, mais ils ne peuvent interférer, et doivent rester strictement séparés. Il est loisible à chacun de croire, en son for intérieur, que Moïse a reçu les Tables de la Loi sur le mont Sinaï ; que Jésus Christ, né d’une vierge, est ressuscité trois jours après être mort sur la croix ; ou que le Coran a été dicté à Mahomet par l’archange Gabriel, porte-parole de Dieu. Et, en dehors de l’espace scolaire, chacun est libre d’exprimer et de manifester ces croyances comme il l’entend, y compris par sa tenue vestimentaire, du moment que cela ne trouble pas l’ordre public. Mais ces croyances, si respectables soient-elles, appartiennent à la sphère du privé ; elles ne sont pas de l’ordre du savoir, si ce n’est, bien entendu, en tant qu’objet d’étude historique ou descriptive, dans le cadre, notamment, de l’histoire des religions. Quant à l’enseignement dispensé par l’école publique, il n’est en aucune façon dirigé contre les convictions religieuses des uns ou des autres, et n’a pas plus à les combattre qu’à les approuver, du seul fait qu’elles se situent hors de son domaine et, dès lors, ne le concernent pas. Il est donc, à leur égard, rigoureusement neutre, et fonctionne indépendamment d’elles.
C’est ici que l’on rencontre le problème du foulard islamique, et de tous les autres signes religieux ostensibles. Pourquoi ? Tout simplement parce que le port d’un signe religieux « voyant », le foulard aujourd’hui, mais un autre demain, résulte précisément d’une de ces croyances (en ce cas précis la croyance en l’origine divine du Coran) qui n’ont pas leur place à l’école publique : porter un tel signe revient à introduire dans le domaine scolaire un élément qui lui est fondamentalement étranger et qui, par conséquent, n’a rien à y faire. Qu’on le porte chez soi, dans la rue ou, bien entendu, dans les lieux de culte, n’a rien qui soit choquant : cela fait partie des libertés les plus élémentaires, et n’est pas mis en cause par la loi. Mais le porter à l’école publique n’est pas compatible avec l’esprit même de la laïcité, tel qu’on vient de le définir : c’est un mélange des ordres, qui ne peut être que détonant.
A cela s’ajoute un point important. C’est que la neutralité de l’enseignement implique que les élèves ignorent quelles sont les croyances de leurs professeurs, et réciproquement. En effet, dans l’enseignement, les croyances des uns et des autres n’ont pas à être prises en compte, et, dès lors, leur manifestation est, à proprement parler, déplacée. Un professeur doit faire son cours de la même façon, quelles que soient ses propres convictions religieuses et quelles que soient celles des élèves qu’il a en face de lui : celles-ci « ne le regardent pas », et les siennes « ne regardent pas » ses élèves. Cela exige que les unes et les autres n’apparaissent en aucune manière : c’est le plus sûr garant de la neutralité scolaire, garante elle-même de la cohésion civile.
On est tenté de conclure en s’excusant d’avoir enfoncé autant de portes ouvertes ! Mais puisque, de toute évidence, elles ne le sont pas pour tout le monde, il faut bien, de temps en temps, se livrer à cet exercice.
René Martin,
Professeur (émérite) à l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III)